Récemment, un des derniers jours de cours - peut-être même le dernier, mais ma tête les a fusionnés en une espèce de masse compacte sur lequel on pourrait juste coller l'étiquette "obsolète" (je l'imagine très bien, cet 'obsolète' marqué en lettre d'imprimerie, jeté sur les jours comme une condamnation, un jugement sans appel: tu es obsolète, dégage.) - J. a attrapé mon agenda d'un air autoritaire. J. a toujours une façon très volontaire de prendre les objets: elle ne les emprunte pas, elle ne les accepte pas, elle les saisit de ses dix doigts fermes. Et si l'objet était vivant, je crois bien qu'on l'entendrait gémir. Avec J., les objets ont l'air un peu soumis, ils redeviennent des bouts de matière; elle a dompté leur insolence. La fourchette n'est plus que du métal, et dans ses mains, mon agenda avait l'air d'un tas de papier recyclé qui a conscience qu'il n'est rien d'autre que ça.
Elle a paru surprise de constater qu'il était presque vide, blanc, avec de temps en temps, le petit dessin des pattes de mouche au stylo plume, un vague sujet de dissertation, noté au hasard d'une page. Elle a regardé la couverture - noire - avec beaucoup d'insistance, comme si elle lui reprochait de n'être que noire. Puis elle l'a reposé sur ma table avec l'air de quelqu'un qui vient de comprendre quelque chose de très profond, et qui ne veut pas le dire. J. me regardait calmement, et moi je fixais l'agenda, petite bête noir et blanche qui avait engendré une crise invisible, une tempête sous nos crânes.
Je n'ai compris que beaucoup plus tard à quoi était due cette petite crise, ces regards en coin qui avaient l'air de se dire quelque chose comme "Alors, tu as compris pourquoi."
J. a un agenda typique d'adolescente, large, énorme, on dirait qu'il est enceint d'une multitude de vies. Il est multicolore, la couverture est rafistolée d'images de magazines un peu kitsch, pas très belles. A l'intérieur, des photos à chaque pages, des multitudes de photos, des photos de gens, de gens que je connais à peine, des gens que je n'ai pas envie de connaître, une diarrhée de gens dont je peux à peine soutenir le regard sur papier glacé. A chaque dimanche, un mot de quelqu'un, d'un ami, écrit au stylo coloré, qui commence par "Salut J." et qui finit par "Bisous". Des écritures d'adolescentes, toutes, ce côté Virgin Suicides sans doute, si vous voyez ce que je veux dire: les lettres rondes, larges, qui semblent contenir tous les bébés qu'elles auront plus tard. Des écritures qui ont l'air de dire "Je serai maman et je le sais". Des majuscules qui gardent quelque chose des exercices de primaire, avec la petite boucle soignée à la fin. Des gros points sur les i, qui rythment le texte quand on le survole sans lire. Des écritures de jeunes filles, rondes et douces, énormes et petites à la fois.
Je repense aux photos, surtout. Des photos de fête, de famille, son chien parfois. Les gens dessus ont toujours la même pose à chaque fois: ils se tiennent devant l'objectif en se prenant par les épaules, comme pour bien signifier au spectateur qu'ils s'aiment, comme pour lui hurler dans les oreilles "Regarde bien, on est amis". Et on distingue, dans le pli un peu tordu de leur sourire, toute leur hésitation du moment: ils sont en train de se demander comment ils vont rendre sur la photo.
Elles ont toutes des têtes d'adolescentes, aussi, sur ces photos. Ce n'est pas foncièrement laid. J'ai toujours été d'avis qu'il existe une sorte de beauté adolescente, au-delà des clichés qu'on construit autour de Rimbaud. Leurs cheveux sont très longs, raides avec une légère ondulation, et ils pendent. Ils pendent par le milieu, dessinent des droites irrégulières sur leurs joues, continuent leur progression sur les épaules et finissent en pointes abîmées au niveau de la poitrine. Elles portent des boucles d'oreilles insolentes, en métal-toc, qui luisent dans le soleil et accaparent la lumière. On voit, en s'approchant un peu, les ridules de leur fond de teint, mal mis ou trop mis.
Derrière eux, toujours le même décor: un bar branché de Paris, avec la fumée de cigarettes qui dansent dans les spots, ou la chambre d'unetelle, encore rose bonbon, pleine de photos, d'objets, c'est surtout cette profusion d'objets qui me sidère, comme s'il fallait tout exposer pour se sentir bien.
C'est cet ensemble (les cheveux longs, mous, la peau teintée, les bijoux voyants) qui m'a surprise ce jour-là. Je tenais dans ma main l'agenda multicolore et rempli à ras bord de jeunes filles, et je me suis demandée quand j'avais été comme elles.
Est-ce que moi, j'ai eu les cheveux longs et pendants par le milieu? Et pour les boucles d'oreilles, n'y pensons pas, je n'ai même pas les oreilles percées. Mon agenda est blanc et noir et je n'ai pas besoin de dessiner ma vie à chacune des pages.
Je crois que j'ai râté une période, enfin, je n'ai pas du prendre le bon train, mais il y a quelque chose qui m'a filé entre les doigts et qui ne reviendra pas. Un quelque chose plein de jeunes filles tellement cruches qu'elles en deviennent jolies. Je n'ai jamais été - ou très rarement- sur ce genre de photos qui semblent les ravir au point qu'elles se sentent obligées de les regarder à chaque heure de cours, et je n'ai pas voulu y être, parce que dès le départ j'ai senti que ça aurait été déplacé. Comme un geste incongru en société. Avant, c'est sur ce genre de personnes que je crachais sans arrêt (vous pensiez que le titre de mon joueb venait d'où?); je les méprisais jusque dans le regard, à les tuer des pupilles chaque fois que je passais devant elles, à développer une acidité qui n'avait aucune sens. Je croyais que les tuer reviendrait à me sauver (et bien sûr, ça n'a pas été le cas). Paix au moucheron, maintenant.
Et quand J a reposé mon agenda blanc et noir sur ma table, avec l'air de quelqu'un qui sait tout, j'ai compris qu'elle s'était dit la même chose que moi. J'ai râté un train, ou plutôt j'en ai pris un autre, et tu parles que je suis loin maintenant. A mille milles de toutes les jolies fleurs en pot, qui écrivent leur vie à l'encre violette, et que je ne méprise plus, parce qu'elles sont loin, et que j'ai reconnu leur beauté.
à 18:11