J'aime bien cette période d'attente où on est tranquille sur tout. Personne ne vous demande toutes les trois secondes vos résultats du bac. On n'est encore ni déçu, ni euphorique, ni je-m'en-foutiste. On peut stagner. L'attente, c'est un peu la suspension à un crochet de boucherie. On sait qu'on va être mangé mais on ne l'est pas encore, on vit.
Je mettrais bien toute ma vie à ce crochet, je suis sûre que j'en retirerais un soulagement incroyable, libérée de toutes les échéances et tous les diagnostiques.
M. geint parce qu'elle attend, parce qu'elle ne sait pas, comme si le savoir pouvait l'apaiser et la réconforter. "Même si j'ai râté, tu comprends, m'assure-t-elle d'une voix un peu frémissante, je veux savoir, je ne supporte pas qu'on me fasse mijoter". Mijoter... On en revient à cette idée un peu étrange de nourriture.
Avoir M. dans la même hypokhâgne que moi l'an prochain tiendrait vraiment du supplice. M. stresse, panique, tremblotte, pleurniche, se maudit pour ses notes ou exulte de tel ou tel résultat, M. parle longuement à ses parents, attend d'être félicitée, a peur de râter, a peur de râter, a peur de râter, trouve la prostitution vraiment dégradante, pense à son bac, pense à l'hypokhâgne, pense même à la khâgne, méprise les mauvaises prépas, méprisotte la fac, était une bonne élève de primaire en nattes.
A ce stade-là, vous pensez que ce serait facile de l'écraserd'une giffle de mépris.
Non, M. est aussi aventurière, cinglante, piquante, furieuse, violente, orgueilleuse, de tous ces défauts qui redorent un peu le blason des gens à mes yeux.
En fréquentant M., je me suis rendue compte que les gens n'étaient pas réductibles à des stéréotypes. Désagréable constatation: il est bien plus facile de détester des stéréotypes.
J'aurai probablement envie de tuer M. au critérium, parce qu'il faudra l'entendre gémir sur ses notes, penser à son futur bon métier et à sa future réussite sociale. Et en même temps, je sais qu'à deux notre méchanceté cumulée pourrait faire de petites étincelles, de vagues de terreur dans la fixité des autres.
Un moment, j'ai eu peur qu'elle ne perde cette violence en extra-veineuse, qu'elle se lisse sous le poids de la prépa et finisse par lécher le sol en espérant passer.
Mais en fait, je sais bien que non: c'est pour moi que j'ai cette peur.
Un peu comme dans ce livre qui me passionnait quand j'étais haute comme dix pommes: celui où il faut passer sans peur à travers une porte, sans quoi on disparait.
à 03:12