(Lucky l’aurait dit comme ça)
L’hypokhâgnie est un pays étrange, auquel on accède avec une
carte jaune appelée « carte d’étudiant », sur laquelle est collé de
travers une photo découpée dans tous les sens parce que, dans la queue pour
retirer les cartes, un Maths Spé vous donnait des coups de coude pour vous dire
de-vous-dépêcher-il-n’a-pas-que-ça-à-faire et une 1ère année d’HEC
soupirait très fort à votre droite jusqu’à créer un ouragan dans vos oreilles.
Les classes de prépa sont cachées derrière les autres
bâtiments, pour nous exiler un peu des collégiens et lycéens qui sortent
régulièrement dans la cour en hurlant « tu me prêtes un BN ? » ou
« la prof d’histoire c’est trop une salope ». Le problème est qu’on
nous a coincé derrière le terrain de rugby, et que les
Sports-Etudes-Rugby (qui malgré leurs jeunes années ont une carrure à
écrabouiller tous les étudiants censés avoir les genoux cagneux) essaient de
nous attraper aux sorties de cours pour nous jeter dans une de leur mêlée (dans
ce cas, la seule ressource du popokhâgneux sera d’utiliser un de ses manuels de
philosophie en guise de casque (Platon nous absoudra) car en raison de
l’épaisseur de celui-là, les traumatismes crâniens relèvent de la foudre divine).
La premier jour, la prof de Français nous avait bien
avertis : en posant ses mains à plats sur la table, elle avait dit d’un
air très sérieux : « Surtout faîtes attention aux
sports-études-rugby ». Un Popokhâgneux peu attentif à ces sages paroles et
qui s’est fait choper à l’internat s’est retrouvé au milieu des douches arrosé
de jus d’orange. Il parait qu’on appelle ça « le bizutage négatif mes
enfants. Il est formellement interdit dans l’enceinte de l’établissement mais
évitez les Sports études rugby quand même hein. » (Continuait Mme M.
pendant qu'on se regardait d’un air perplexe en se demandant si elle
blaguait).
---
Les Popokhâgneux sont des êtres étranges et ambigus. Comme
les années précédents, ils peuvent être particulièrement irritants, mais dans d’autres
registres que leurs prédécesseurs lycéens. Ils veulent presque tous faire
« enseignant-chercheur à l’ENS » mais précise bien vite « Ou si
je ne suis pas reçu, je tenterai Sciences-Po ».
Les garçons en hypokhâgne ont tous des lunettes, les cheveux
trop courts et trop longs ; soit ils bafouillent en tremblant, soit ils
adoptent un ton pseudo-emphatique pour travestir leur timidité bien réelle. Ils
restent en groupes de garçons-popokhâgneux et ne parlent qu’avec un air
sérieux.
Test N°1 : mardi midi, j’ai tenté de forcer la table de
leur réfectoire. J’ai pris la place d’un des leurs qui trimait encore pour
mettre de la moutarde dans son assiette en ne sachant comment appuyer sur le
distributeur vu qu’il portait son plateau à deux mains (les popokhâgneux en
général ont peu de sens pratique (je vous ai déjà dit que j’en faisais
partie ?)). On m’a bien spécifié d’une petite voix « Eh, c’est Machin
là normalement », mais j’ai répondu que Machin se mettrait ailleurs. Ils ont
fait un signe d’impuissance à Machin pour lui signifier que la bataille faisait
rage et qu’ils ne pouvaient pas se permettre de revenir chercher les blessés
(les popokhâgneux ont tendance à être assez impitoyables quand ils veulent (et
adorables d'un autre côté, mélange des contraires oblige)). Comme signe
d’intégration sociale évident, j’ai été remplir la carafe d’eau. Je les ai
interrogé successivement pour savoir d’où ils venaient, s’ils se sentaient
bien, et ils me répondaient toujours le nez baissé dans leur assiette. Je leur
ai proposé mon poisson - haricots verts en échange d’un yaourt à la framboise
mais personne n’a voulu adhérer à mon troc. Les Hypokhâgneux mâles sont timides
ou faussement extravagants, à peine ébauchés, et leur beauté inhabituelle
réside dans ce qu’il leur reste à construire. On a l’impression, en les
regardant un peu de biais, qu’ils sont formés de toute une série d’objets
hétéroclites pas encore bien fixés ; et quand je leur parle j’ai
le sentiment de déplacer un peu tous ces objets, d’évoluer à l’intérieur d’eux
comme à travers d’un bric à brac en apesanteur. Aucun doute, Machin va devoir
se trouver une autre table au réfectoire. Ou on lui rajoutera une chaise.
Les popokhâgneux en général aiment ce qu’ils font. Normal,
sinon ils ne seraient pas là à trimer sang et eau pour des débouchés plus que
réduits. Ils ont un sourire étrange quand la prof de Français prononce le mot
« sémiologie », qui veut murmurer à la manière d’une Mona Lisa
beaucoup plus sage « Nous sommes là et nous savons pourquoi ». Les
Popokhâgneux parlent de bouquins dans le chambranle de leur porte de classe, le
matin de très bonne heure et ont l’air de toujours redouter que quelque chose
leur tombe sur la tête (ce qui arrive relativement souvent, le « quelque
chose » étant une dissertation-ogre pour la semaine prochaine). Ils arborent
une jeunesse un peu voilée, jeunesse clinquante et rutilante à coups de cheveux
longs, de boucles d’oreilles en toc et des jupons à la mode. Et voilée parce
qu’on sent à qu’elle a déjà filée, comme un pull qui se découd, dans l’ambition
et la crainte de l’échec. Tous les monde les connait, ces deux-là, mais peut-être les
Popokhâgneux un tout petit peu plus que les autres.
Ils savent être irritants, surtout quand ils parlent à d’autres
popokhâgneux ou pire, à d’autres prépas, parce qu’ils mettent alors en avant un
espèce de côté artiste-rebelle-éthéré qui ne leur va pas vraiment. « Tu
sais, moi j’ai choisi Hypokhâgne parce que je suis rebelle d’un certain
côté ». Les Popokhâgneuses, elles, savent être acérées, et
dangereuses : elles ont le parfait déguisement des glousseuses amicales,
viens-voir-par-là-tu-es-ma-copine, et elles s’assoient les unes à côté en se
souriant de toutes leurs lèvres et en entrechoquant leurs bijoux violents. Et
de l’autre côté ce sont elles qui viendront vous saper au moment où elles en
auront l’occasion, avec leur finesse de demoiselle en épingle ; ce sont
elles qui sauront vous piquer au bon endroit et vous trancher si vous flanchez
un peu. Certaines crèvent d’ambition et vous regardent comme si, même en essayant,
vous ne pourriez jamais Vouloir aussi fort qu’elles. Et parfois elles ont de
ces douceurs très cruelles.
On peut tirer de tout ça un drôle de profil à mi-chemin
entre le titan et la fragilité ; moi j’ai l’impression de voir en eux des
géants un peu disloqués, qui auraient raté le test pour devenir de vrais-géants-solides et qui feraient semblant de l'être.
Mais je ne sais pas vraiment.
Impression de départ. Cet hiver, on repeint les murs.
à 19:55