Ma mère a allumé des petites bougies un peu partout dans l'appartement, comme de minuscules points d'orgue d'une histoire un peu passée, jaunes et pâles. Elles ne font même pas concurrence aux halogènes.
Elle voulait en allumer une pour chaque personne mais on ne connait pas vraiment le compte exact; puis est-ce qu'on doit compter les cousins au deuxième degré, les alliances? La famille, au final, ce n'est qu'une espèce d'immense toile d'araignée, tellement grande que les bords nous apparaissent floutés pour nous qui sommes au centre. Et bien sûr, c'est nous qui disparaissons dans le vide pour ceux qui sont trop loin à côté. Comme une carte du monde avant Christophe Colomb, disons.
Quand l'infini, ce n'était pas encore Titan et Jupiter, mais un endroit juste à côté.
Chez nous, il n'y a jamais beaucoup de photos d'avant les années 80. On les a toutes laissées aux autres oncles et tantes, parce qu'il y en a tellement, et ma mère dit qu'elle s'en fout, qu'elle s'en fout autant que ces petites bougies qui tremblotent dans l'appartement. Puis Maman dit que c'était plus logique de les laisser aux enfants de Ruchla (qui était conne puisqu'elle a tenue à partir dans un wagon d'enfants pour pouvoir rester avec eux, et qui a donc été gazée directement alors qu'elle aurait pu s'en sortir)
Le cimetière juif est toujours un endroit un peu étrange. Un peu malsain par rapport aux autres cimetières, ceux qu'on aperçoit bondés de fleurs à la Toussaint.
Le cimetière juif de Bagneux n'a pas de fleurs, du moins pas dans la partie que j'ai vue. Chez moi on dit qu'il ne faut pas en mettre. Et sur les tombes dont on sait qu'elles ne renferment pas les corps voulus, des myriades et des myriades de plaques funéraires. Ca fait un peu décoration de surface. Deux dates: celle de naissance et celle de déportation, parce qu'on ne connait pas la troisième, et puis peu importe, elle ne servirait pas beaucoup puisqu'ils n'en sont pas sortis.
La seul tombe où on voit les trois dates est celle de Bachë. La famille a tenu à ce que les trois dates soient gravées: naissance, déportation, et mort. Deux naissances une mort; ou une naissance deux morts, comme on veut. Il manque la quatrième : le jour de sa sortie d'Auschwitz. Mais ça tout le monde la connait. C'est aujourd'hui d'ailleurs.
Aujourd'hui j'ai voulu faire l'arbre généalogique du côté de ma mère.
Bon déjà c'était dur parce qu'il avait tous au moins dix enfants.
Comme je connaissais pas les noms, j'ai mis des grands A rouges pour ceux qui étaient morts à Auschwitz.
Le problème c'est que ça dépassait de tous les côtés de la feuille.
Alors j'ai recommencé, en enlevant les maris ou les femmes.
Pas non plus de place.
J'ai recommencé en enlevant les enfants.
Ca rentrait pas non plus. Mais ça donnait une idée.
Chez nous, la toile d'araignée, ou la carte d'avant Colomb, elle s'effiloche beaucoup aux bords.
